Photographe depuis une vingtaine d’années, Frédéric Delangle travaille essentiellement sur le paysage urbain, en collaboration avec des architectes, pour la presse ou les agences de publicité. Parallèlement il mène une recherche personnelle sur la ville dans laquelle il questionne la préservation des équilibres et le respect de la personne humaine. Il expose à La Belle Juliette une série qu’il a réalisée en Inde entre 2010 et 2012 intitulée Harmonieux chaos, que j’avais parrainée pour le Prix Arcimboldo 2012, malheureusement sans succès.
Je lui laisse le soin de présenter sa série :
En observant la rue, plus particulièrement les carrefours et au delà de l’incroyable spectacle, j’ai appris à mieux comprendre ce pays. Aux croisements, pour ordonner le flux des véhicules et des piétons le code de la route édicte des règles de priorité. En l’absence de celles-ci se sont les règles de la société indienne qui sont reprises.
Depuis l’indépendance du pays en 1947, la constitution établit que tous les citoyens sont égaux en droits, or, dans les faits, et aux croisements routiers, une autre règle s’observe : les plus gros véhicules ont la priorité sur les plus légers. Les poids lourds et les autocars passent avant les voitures, elles-mêmes s’insèrent avant les triporteurs qui circulent avant les motos, puis les vélos et enfin les piétons. Le système hiérarchique des castes est restitué : le plus fort est prioritaire sur le plus faible.
Cette stratification de la société est héritée de l’hindouisme qui reconnaît l’existence de quatre classes sociales, elles-mêmes divisées en castes, et dont l’appartenance est déterminée à la naissance. Ce qui ressemble à un déterminisme social pour une personne extérieure à cette religion n’est nullement ressenti comme tel en Inde. Un consensus spirituel organise cette société, il est assorti d’un certain fatalisme. La loi du plus fort fait donc rage ; cette loi s’exprime aussi dans l’usage incessant des klaxons qui est tout aussi graduel. En somme, celui qui est le plus bruyant est le plus gros et a priorité sur le plus discret.
Quand il y en a, les rétroviseurs ne servent à rien, on ne regarde jamais derrière ni sur les côtés, toujours devant. C’est là que l’usage intensif du klaxon se justifie puisque son intensité nous permet de nous situer dans la hiérarchie sans même avoir à se retourner.
Au sommet de ce rapport de force, la vache occupe un statut particulier. Elle est la seule à pouvoir bouleverser cette hiérarchie, elle peut ralentir ou bloquer la circulation : sacrée, elle restera toujours prioritaire.
Après avoir constaté la manière dont s’organise la circulation aux carrefours, j’ai cherché à en modifier les règles, à en triturer les codes, bouleverser le système pour ébranler la relativité de ses valeurs. Et questionner ses propres contradictions.
Pour cela j’ai pris, en plongée, sur un pied, avec le même point de vue des centaines de clichés dont j’extrais en postproduction les caractéristiques que je choisis pour réorganiser la circulation. Le montage commence en effaçant tout ce qui est en mouvement dans l’image, personnages, animaux et véhicules. Une fois le paysage mis a nu, ces individus, ces animaux et ces véhicules sont réintroduits séparément en fonction des besoins.
Plus simplement, chaque élément s’est trouvé à cet endroit de l’image mais pas au même moment. Cette compression temporelle me permet de créer des situations troublantes. Je ne cherche pas à travers ces montages compliqués et fastidieux à produire du sensationnel. Je cherche à créer « ce fantastique dont on s’aperçoit toujours plus qu’il est en réalité tout le réel, … » Antonin Arthaud.
Je construis une fiction par assemblage de la réalité. Cette fiction consiste à proposer une réalité improbable mais tangible. Plus cette fiction est proche du réel plus, le spectateur est réceptif et prêt à remettre en question l’ordre établi.
Toute la finesse de ces montages photographiques réside dans une alchimie du dosage. Ils ne doivent pas être trop visibles pour susciter encore un intérêt et suffisamment fins pour provoquer surprise et étonnement.
Grâce à ses manipulations méticuleuses, Frédéric Delangle donne une dimension surréaliste à ces paysages anodins de la vie quotidienne en Inde. Dénoncer les injustices et les dérives de son temps, représenter une réalité idéale et sans défaut, n’est-ce pas la définition même de l’utopiste ?
Exposition Harmonieux Chaos de Frédéric Delangle
Du 14 janvier au 2 mars, tous les jours de 11h à 20h
Galerie photographique de La Belle Juliette
92 rue du Cherche-Midi – 75006 Paris – Entrée libre